Discours de Jean Yves le Drian à La Haye (28 janvier)
Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, cher Stef,
Madame la Secrétaire générale,
Mesdames les ambassadrices, Messieurs les ambassadeurs,
Je suis très heureux d’être ici. C’est un plaisir de retrouver Stef Blok, avec qui j’ai une relation de grande confiance et d’amitié. Je reviens aux Pays-Bas trois mois après ma dernière visite à La Haye donc c’est une bonne habitude. J’y avais passé trois jours, et je n’avais pas subi le choc gastronomique dont vous me parlez. J’ai un souvenir plutôt agréable de la table, pas uniquement de celle de l’Ambassadeur, mais des autres tables que j’ai pu fréquenter donc c’est plutôt un élément incitatif et puis j’ai pu aussi constater que Scheveningen ce n’était pas aussi beau que la Bretagne, mais c’était quand même au bord de la mer, et donc qu’il y avait là des attractivités conjointes et sans doute une « maritimité commune », c’est plutôt cela. D’ailleurs, peut-être que j’en reparlerai avec toi, tout à l’heure, mais finalement, c’est cette maritimité commune, à laquelle je suis très attaché en raison de mes origines, et puis il fut un temps lointain où j’ai été Secrétaire d’Etat chargé de la mer auprès de François Mitterrand, c’est presque de l’histoire ancienne, mais cette « maritimité commune » doit nous aider je pense à appréhender ensemble, on en reparlera, les conséquences du Brexit. Notre lien à nous, c’est aussi la mer. C’est aussi le lien avec l’autre côté mais précisément nos intérêts peuvent être communs. Voilà en tous cas je suis très honoré de votre invitation, je considère que c’est aussi une marque de confiance et je suis très honoré aussi, très heureux de pouvoir, Mesdames et Messieurs, échanger avec vous, parce que le fil rouge que vous avez choisi de suivre cette année est, pour nous aussi, une question incontournable : comment expliquer à nos concitoyens le sens de l’action diplomatique que nous menons en leur nom ?
Sous une forme ou sous une autre, elle se pose à nous comme à l’ensemble de nos partenaires, tant il est vrai que, partout dans le monde, les enjeux nationaux et internationaux sont désormais imbriqués, pour le meilleur ou pour le pire. Partout, on sait que ce qui se passe ailleurs, parfois très loin, peut avoir, ici, des répercussions considérables. Et, partout, on sait que, seuls, nous serions impuissants face à certains de nos défis les plus urgents.
Et pour nous – en France et aux Pays-Bas–, cette question en appelle une autre : l’Europe n’est-elle pas impuissante face aux nouveaux dérèglements de l’ordre international ? Car, au point de rencontre entre nos pays et le monde, il y a l’Europe.
Et ma conviction est qu’elle a les moyens et de s’affirmer comme un acteur de la compétition internationale et de garder la main sur son propre destin. Et du reste, l’un ne va pas sans l’autre. Je veux le dire avec force : c’est ma conviction politique et c’est ma conviction intime, rien ne nous condamne à assister en simples spectateurs aux luttes d’influence qui opposent partout les grandes puissances – et jusque sur notre propre sol. Rien ne nous empêche, pour autant que nous y soyons prêts, de continuer à être les acteurs de notre propre histoire.
Et ma conviction, c’est que l’heure des choix est venue. Pour décider de ce que nous voulons être, mais aussi du monde dans lequel nous voulons vivre.
Et ma conviction est que nous ne saurions répondre aux attentes de nos concitoyens – à leur besoin de sécurité, à leur aspiration à la prospérité, à leur désir de préparer l’avenir – nous ne saurions répondre à ces préoccupations si nous n’agissons pas pour que, dans tous ces domaines, l’Europe soit au rendez-vous. Non pas que je nie le rôle de nos nations. D’autant que ce serait bien hardi de le faire dans un pays que je sais très attaché au principe de subsidiarité ! Mais face au désordre du monde, à l’affolement du monde, qui inquiète légitimement nos citoyens, l’Europe ne peut plus se permettre d’être hésitante et doit répondre présente à chaque fois qu’il le faut. Et à quelques jours du Brexit, je le dis avec une certaine solennité.
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2020, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, aura débuté dans une atmosphère de fébrilité et d’inquiétude. Et au cœur de cette rentrée mouvementée, je trouve que les Européens sont parvenus à faire entendre une voix propre et à montrer qu’ils conservent une véritable capacité d’action et de mobilisation. Et c’était essentiel à ce moment-là.
Essentiel pour notre propre sécurité, bien sûr.
Essentiel, aussi, parce qu’à chaque fois qu’une crise éclate, ce qui est en jeu – en même temps que la vie des populations exposées aux violences, en même temps que la stabilité d’une région –, c’est toujours aussi une certaine vision du monde. Et si nous laissions libre cours au pur jeu des logiques de puissance, nous commettrions une triple erreur stratégique, que nous finirions par payer au prix fort.
1) L’erreur de laisser la force l’emporter sur le droit. Comme si de la brutalité pouvait naître un ordre stable. Comme si laisser parler les armes, sans essayer de revenir à la voie de la diplomatie et du dialogue, pouvait être la solution.
2) Deuxième erreur stratégique qui serait de croire que l’approche qui nous a permis, qui a permis à notre continent de se relever de deux guerres mondiales et de marcher vers sa réunification ne vaudrait que pour l’Europe.
3) Et enfin, l’erreur d’oublier que l’histoire peut toujours être tragique et que les leçons de l’histoire peuvent être balayées sous le poids des événements et l’embrasement du monde.
A cette triple erreur où le cynisme le dispute au défaitisme, à cette triple erreur on pourrait en rajouter une quatrième, nous ne devons pas en rajouter une quatrième, nous européens, par naïveté : celle de croire que par le seul exemple de notre modèle et par notre seule parole, nous pourrions garantir notre place et notre sécurité dans un monde brutal et violent. Nous devons donc disposer aussi des moyens concrets, militaires, économiques, technologiques, de mieux préserver notre conception commune de l’ordre mondial.
Depuis le début de l’année, du Moyen-Orient au Sahel en passant par la Libye, nous avons, les européens, multiplié les initiatives et nous avons montré que l’Europe pouvait être de retour.
Elle pouvait être de retour avec des objectifs clairs : garantir notre sécurité, prévenir l’escalade, trouver partout des chemins de négociation, inscrire dans la durée le retour à la stabilité.
De retour, avec une méthode pragmatique, citée par Stef il y a un instant : conjuguer la force de nos institutions et l’agilité de coalitions d’action rassemblant, au cas par cas, les européens les plus volontaires. Il n’y a là aucune contradiction. J’en veux pour preuve l’appui que Josep Borrell, le nouvel Haut représentant, a apporté à ces initiatives. Cette diplomatie agile et pragmatique, que Stef a relevée il y a un instant, j’ai souhaité qu’elle soit au cœur de l’action de la France. Et c’est pourquoi nous nous retrouvons très souvent pour agir ensemble parce que nous avons la même approche.
Le pragmatisme est souvent gage de succès. Et, de fait, c’est grâce à cette méthode que finalement l’Europe a pu reprendre la main.
1) D’abord sur la crise libyenne.
Si une réunion importante a pu se tenir le 19 janvier, c’est grâce aux efforts conjoints des acteurs européens : France, Allemagne, Italie, et Royaume-Uni en particulier. C’est essentiel car ce qui se passe en Libye concerne directement l’Europe : le terrorisme, les migrations, les luttes d’influence de puissances. Tels sont les enjeux du conflit en cours.
Et à Berlin, la présidente de la Commission, le président du Conseil européen, le Haut représentant étaient à nos côtés et désormais, l’Union européenne va prendre toute sa part dans la mise en œuvre de ce qui a été décidé. Pour soutenir les Nations unies afin de consolider la trêve – c’est la priorité immédiate. Pour aboutir ensuite à un cessez-le-feu durable – c’est la deuxième priorité. Et le travail a également été engagé pour faire respecter l’embargo sur les armes et documenter les cas flagrants de violation, en utilisant tous les moyens dont nous disposons, tout cela doit se poursuivre. L’accord était important, maintenant il s’agit d’assurer la mise en œuvre, pour pouvoir aboutir à une reprise rapide du processus politique.
2) Josep Borrell, Charles Michel étaient également présents à Pau, où la France a organisé il y a deux semaines un sommet essentiel avec les pays du G5 Sahel.
L’UE et les Etats membres ont soutenu le lancement de la Coalition internationale que nous avions proposée. Je crois qu’il s’agit d’un tournant majeur pour le Sahel, que nous devons collectivement accompagner avec les quatre objectifs que s’est donnée cette coalition internationale :
a. renforcer notre action dans la lutte contre le terrorisme ;
b. renforcer les capacités militaires et d’intervention des pays du G5 Sahel ;
c. aider au retour de l’Etat et de ses services dans les territoires concernés ;
d. faire plus et mieux en matière de développement.
Une semaine après le Sommet de Pau, ma collègue des Armées s’est rendue à Bamako avec ses collègues suédois, portugais et estonien pour assurer la suite des engagements des uns et des autres, et je voudrais souligner ici combien l’engagement néerlandais a été utile, précieux, et essentiel au moment où il s’est produit. J’ai pu moi-même le constater, j’ai pu moi-même vérifier la présence des hélicoptères néerlandais.
Le déploiement, dans quelques semaines, des forces spéciales européennes de la task force Takouba sera une étape supplémentaire dans notre mobilisation au Sahel. Je le redis ici, nous avons besoin des Pays-Bas pour agir ensemble au Sahel, car c’est de notre sécurité et de celle de la frontière sud de l’Europe dont il s’agit, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous étiez intervenus dans le cadre de la Minusma.
3) Les Européens ont aussi été à l’initiative face au cycle de violences et d’escalade militaire que nous venons de vivre dans le Golfe.
Ensemble, à Bruxelles, lors d’une réunion d’urgence organisée par le Haut représentant, nous avons porté un même appel à la retenue et à la désescalade. C’est essentiel pour la stabilité de la région et pour le combat que nous menons contre Daech dans le cadre de la Coalition internationale. Ce combat, contre Daech, de la Coalition doit impérativement se poursuivre, dans le respect de la souveraineté irakienne. Le message qui a été porté par le parlement irakien il y a quelques jours, même si c’était dans des conditions particulières, doit être entendu comme un message politique. Le maintien de l’action de la Coalition contre Daech suppose la bonne articulation aussi avec le concept de la souveraineté irakienne. Je pense que nous l’avons bien compris.
Ainsi avec sept autres États membres – l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, la Grèce, l’Italie, le Portugal et, bien sûr, les Pays-Bas –, nous venons dans cet esprit de retenue et désescalade de lancer la Mission européenne de surveillance maritime dans le Golfe (Emasoh). Elle sera opérationnelle dans les tout prochains jours. Et la contribution de votre pays à cette mission, avec le départ de la frégate De Ruyter vers le Golfe, est un acte majeur. Je suis d’ailleurs très très sensible à la coïncidence, que j’imagine volontaire, de faire partir la frégate le jour où je parle ici. Je trouve que c’est un acte d’élégance auquel je suis particulièrement sensible. L’essentiel c’était le signe d’un engagement fort des Européens pour défendre leur sécurité.
Enfin, sur le JCPoA, l’Union européenne et ses Etats membres ont rappelé leur détermination à préserver l’accord et à ramener l’Iran dès que possible au plein respect de ses engagements. Avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, nous avons fait le choix d’activer le mécanisme de règlement des différends de l’accord. Nous l’avons fait pour que l’accord soit respecté, nous l’avons fait dans le cadre de l’accord. Nous l’avons fait pour ouvrir un espace de dialogue politique avec l’Iran, en refusant la logique de pression maximale américaine qui n’engendre de l’autre côté que la résilience maximale iranienne et précipite concrètement ce qu’elle était censée empêcher. Nous devons tout faire pour éviter qu’une crise de prolifération nucléaire ne vienne s’ajouter à la situation d’instabilité actuelle.
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Alors, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, pour continuer à porter cette voix singulière qui a pu se faire entendre là, dans le courant du mois de janvier et pour défendre à la fois sa sécurité et sa vision du monde, comme d’ailleurs l’ensemble de ses propres intérêts, l’Europe doit être libre de prendre ses propres décisions et de faire ses propres choix. En un mot, elle doit être souveraine.
Et c’est sans doute notre plus grand défi, celui qui conditionne notre capacité à affronter tous les autres. Et c’est en même temps aujourd’hui notre plus grand devoir vis-à-vis de nos peuples qui attendent, si j’ose dire, que nous « reprenions le contrôle ». Notre obligation, c’est surtout de ne pas laisser la souveraineté aux souverainistes, en gardant à l’esprit que, dans le monde physique comme dans le monde politique, la nature a horreur du vide et donc si on laisse le champ ouvert alors ils s’y engouffrent.
Aussi, face à la rivalité des puissances qui est en train de redéfinir le monde, je pense que le temps d’un aggiornamento européen est venu. Nous devons ouvrir les yeux sur la réalité des rapports de forces internationaux. Nous devons en quelque sorte sortir de l’innocence.
Oui sortir de l’innocence : non seulement pour préserver nos intérêts, mais aussi pour défendre ce en quoi nous croyons, nous les européens. Je prendrai l’exemple du climat. Il est bien sûr essentiel de se donner un objectif ambitieux. Et c’est ce que nous avons fait avec l’objectif de neutralité carbone que nous avons collectivement endossé pour 2050 et c’est ce que nous devons faire prochainement en rehaussant nos engagements de réduction des émissions de CO2 en vue de la COP 26 de Glasgow. Mais cela ne suffit pas : nous devons aussi garantir la justice et l’efficacité de notre approche, les deux en même temps, avec le mécanisme d’inclusion carbone aux frontières pour empêcher le dumping écologique parce qu’il n’est ni juste ni efficace pour nos propres intérêts, c’est ce que nous devons faire aussi en alignant notre politique commerciale sur notre engagement environnemental. C’est exactement le sens du « Pacte vert » que la Commission a proposé en décembre et que la France soutient. Dans un monde en état d’urgence climatique, les européens sont déterminés à montrer la voie, comme ils l’ont fait en 2015 avec la COP de Paris.
Et sur cette question vitale comme sur tant d’autres, la prise de conscience collective dont nous avions tant besoin a donc commencé. Et notre nouvel agenda stratégique européen en témoigne.
Mais vous aussi, je sais que vous avez pris acte de cette nouvelle donne internationale et que vous en tirez toutes les conséquences. J’ai relevé dans les discours des autorités néerlandaises – notamment les discours du Premier ministre à Zurich et à Berlin – l’expression de préoccupations en termes de réciprocité, en termes de défense des conditions de concurrence équitable, en termes de protection des intérêts stratégiques et de la propriété intellectuelle des entreprises européennes, j’ai noté aussi les propos en termes de convergence sociale. Il y a d’ailleurs quelques semaines, votre gouvernement annonçait des propositions pour une révision de la politique européenne de la concurrence.
Vous avez, d’une certaine manière, fait votre part du chemin. Et je suis venu vous dire que nous avons aussi fait la nôtre. La souveraineté de l’Europe, telle que nous la concevons et telle que nous vous proposons de la bâtir avec nous, comme membres fondateurs à une nouvelle étape de l’Europe, ce n’est pas un protectionnisme qui ne dirait pas son nom, ou une approche qui reposerait sur la seule subvention publique. Ce n’est pas – pour parler très clairement –un nouveau colbertisme à 27 que nous essayerions d’infuser dans nos dispositifs. Et si c’est un Français qui vous le dit, cela a du sens !
Et je voudrais, pour illustrer cette vision, prendre un exemple que je considère comme majeur, qui est l’exemple du numérique. Un exemple parmi d’autres, je ne m’appesantirai que sur celui-là, mais qui peut être le symbole d’autres actions à entreprendre dans d’autres domaines. C’est un domaine dans lequel nous devons définir aujourd’hui les conditions d’un exercice renouvelé de notre souveraineté.
Car le numérique fait partie déjà intégrante de notre quotidien. Parler à ses proches, travailler, s’informer, se divertir, se cultiver : tout cela, aujourd’hui, nous le faisons aussi grâce aux nouvelles technologies. Elles sont maintenant au cœur de nos vies. Et, quand les appareils que nous utilisons sont fabriqués en Chine, quand les contenus que nous consultons sont produits aux Etats-Unis, quand nos entreprises sont menacées par des innovations conçues hors de notre continent, quand notre vie privée est scrutée et que nous perdons la main sur nos données personnelles, nos concitoyens sont en droit de se poser des questions et de nous les poser. Et nous avons le devoir d’y répondre.
Et ce qui est en jeu pour les Européens – pour les Etats, pour les entreprises, pour les citoyens – c’est, au fond, de conserver une liberté d’action, alors que nos marges de manœuvre sont limitées ou menacées par les capacités et par les actes d’autres que nous et c’est une constatation que nous pouvons faire ensemble aujourd’hui.
C’est notre capacité à porter la vision originale des Européens, une vision qui ne vise ni à assurer notre suprématie, ni à nous replier sur nous-mêmes, mais à garantir un espace numérique sûr, ouvert, unique, neutre. C’est cette vision là qu’il nous fait mettre en avant.
1) Un espace sûr, parce qu’il ne saurait y avoir de souveraineté dans un espace numérique dans lequel nos infrastructures et nos données ne seraient pas protégées, et qui pourraient même être détournées à des fins terroristes.
2) Un espace ouvert, car nous ne saurions exercer notre souveraineté si l’espace numérique est sujet à des restrictions d’accès décidées par d’autres que nous.
3) Un espace unique, parce qu’un espace numérique segmenté et isolé sur lui-même serait incompatible avec les valeurs que nous portons.
4) Un espace neutre, enfin, parce qu’il ne saurait être exercé de discrimination, pour des raisons lucratives ou politiques, en fonction de la nature et de l’origine des données qui circulent sur les réseaux numériques.
Récemment à Prague, j’ai évoqué les chantiers à engager pour porter cette vision d’une souveraineté numérique européenne : la sécurité du cyberespace ; notre capacité d’innovation ; notre rôle de puissance normative ; la protection des biens communs que sont les infrastructures numériques communes et ouvertes.
Aucun de ces quatre chantiers que je viens d’évoquer ne peut être laissé de côté, sauf à promouvoir des modèles qui ne nous correspondent pas : nous ne voulons pas d’un modèle de souveraineté numérique uniquement sécuritaire, ça ne serait pas conforme aux démocraties libérales que nous sommes ; mais nous ne voulons pas non plus d’un modèle d’innovation débridée qui ne serait régi par aucune règle ; ni d’un modèle uniquement normatif et incapable de s’adapter avec flexibilité à l’évolution des technologies ou encore utopiste et incapable d’assurer sa sécurité.
Mais c’est sur la dimension économique et technologique de ce combat pour notre souveraineté numérique que je voudrais insister aujourd’hui. Elle est absolument fondamentale.
En quelques années, le flux d’innovations radicales qui a transformé le monde a cédé la place à quelques grands acteurs globaux fortement monopolistiques, qui occupent désormais des positions de domination économique avec un pouvoir prescripteur sans précédent. Au point qu’il est difficile aujourd’hui, pour les entreprises et les administrations européennes, d’innover sans recourir aux ressources partagées, sous conditions, par les géants du secteur. Comme il est difficile – mais pas impossible – mais très difficile d’héberger ses données sans les retrouver localisées aux Etats-Unis et régies par des textes de loi tels que le Cloud Act. Et qu’il est difficile de vendre des livres, des réservations hôtelières et bientôt des billets d’avion sans passer par un géant de l’intermédiation.
Et c’est d’ailleurs en plus un cercle vicieux parce qu’à chaque fois que nous avons recours aux ressources de ces entreprises, nous les renforçons dans leur position dominante en leur donnant accès à de nouvelles données, qui sont les nôtres puis deviennent exclusivement les leurs, sans que, généralement, on ne s’en aperçoive.
Comme en matière de sécurité ou de défense, l’exigence de souveraineté de l’Europe doit être notre boussole. Les Européens ne sont pas condamnés à être uniquement des consommateurs de produits et de services fabriqués ailleurs. Ce qui est vrai dans l’économie réelle ne l’est pas moins dans l’économie numérique. Nous devons donc nous battre pour que nos entreprises, nos administrations, nos chercheurs, nos concitoyens puissent bénéficier des conditions leur permettant d’innover sans dépendre des technologies détenues ou contrôlées par d’autres. Sans être lié par des conditions générales d’utilisation de droit californien, ni dépendre d’entreprises chinoises ou russes dont les modèles nationaux ne sont pas les nôtres.
Et ma conviction, c’est que nous n’y arriverons pas en créant de toute pièce – comme parfois ça l’était envisagé – nous n’y arriverons pas en créant des géants industriels décrétés par l’Etat, ou par les Etats. Ce dont nous avons besoin, me semble-t-il, c’est de politiques industrielles d’un nouveau genre. Plusieurs pays européens ont d’ailleurs déjà lancé ces concepts à l’échelle nationale. Il nous faut maintenant passer de ces tentatives locales à un modèle global et cohérent.
1) Et nous devons mettre en œuvre une véritable stratégie d’encouragement de nos entreprises à l’innovation de rupture. Nous devons le faire en ciblant clairement celles des technologies d’avenir, y compris les technologies de niche, qui nous donneront demain les moyens non pas d’être indépendants, fermés, repliés, mais qui nous donneront les moyens de faire nos propres choix, libres, dans un univers ouvert et mondialisé. Je pense par exemple à la recherche sur l’informatique quantique ou à certains éléments de l’informatique en nuage. L’enjeu ici ce n’est pas de multiplier les subventions publiques, même si nous devons être à la hauteur de l’effort de recherche, mais d’organiser et d’inciter nos citoyens, nos chercheurs, nos ingénieurs à innover et préparer la prochaine génération des technologies numériques.
2) Nous devons ainsi nous positionner sur les combats à venir, en faisant confiance à nos entreprises, à nos entreprises européennes en leur donnant les moyens, le cadre, les règles nécessaires pour innover et finaliser la création d’un marché numérique européen qui intègre cette nécessité de souveraineté européenne. Par exemple grâce à Nokia ou Ericsson, l’Europe est l’un des rares acteurs à disposer de capacités industrielles en matière d’équipements 5G. Cela peut être un atout formidable permettant à notre continent d’avoir des solutions sécurisées face à ce défi industriel considérable.
3) Et bien sûr, nous devons dans le même temps, identifier les nouvelles stratégies de domination numérique et travailler, ensemble, à trouver les voies et moyens de les réguler. Je pense en particulier à la question de l’intelligence artificielle et des données de masse, le fameux big data. Il ne s’agit pas de succomber à ce j’appellerais la « passion normative » ou la « dérive normative » de l’Europe, passion plus française que néerlandaise d’ailleurs, où l’on n’aime rien tant que de légiférer ! Non, il s’agit de fixer les règles minimales conformes à son modèle de souveraineté numérique et aux valeurs qui le sous-tendent. Nous avons déjà su le faire avec le document général de protection des données le RGPD. Il n’y a pas de raison que nous ne sachions pas le faire dans la prolongation de cette dynamique.
Voilà, cet agenda de construction de souveraineté numérique est ambitieux. J’en ai bien conscience. Mais les Européens n’ont jamais reculé devant la difficulté et sûrement pas les membres fondateurs de l’Union.
« Tout ce qui est beau est difficile autant que rare » « Omnia praeclara tam difficilia quam rara sunt ». Ecrits il y a plusieurs siècles par l’un de vos plus admirables compatriotes Spinoza, ces mots n’ont rien perdu de leur force, et je pense qu’aujourd’hui encore, il faut les laisser nous guider.
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Parce que nos deux pays ont beaucoup en commun – des intérêts, des valeurs, une certaine vision du monde, une grande ambition pour l’Europe –, nous devons unir nos forces et je pense multiplier les initiatives conjointes, on a déjà fait beaucoup, mais il faut encore faire davantage pour inventer, avec nos partenaires, la souveraineté européenne du XXIe siècle, une souveraineté confiante, une souveraineté ouverte, une souveraineté fidèle aux valeurs libérales de notre Europe. C’est, en un mot, cette conviction que je suis venu porter ici aujourd’hui.
Merci de votre attention.